samedi 10 décembre 2022

Dispersion, ma sœur

Hier, j'intervenais à distance dans le cadre d'un séminaire du Groupe de recherches et d'études sur la radio (GRER) qui se déroulait à l'IUT de Tours. Il m'avait été demandé de "présenter mes livres et ma méthodologie d'enquête", donc d'évoquer les circonstances qui m'avaient conduit à écrire une "tétralogie" sur les radios libres: La Bataille des radios libres - Carbone 14, légende et histoire - François Mitterrand pirate de ondes - et L'Aventurier des radios libres: Jean Ducarroir.

Ce séminaire a été "capté" et peut être vu ou revu ici: https://www.youtube.com/watch?v=gyGEdvqv0Iw

Mon intervention dure une heure environ et commence au bout d'une heure et vingt minutes, après celle de Jean-Jacques Cheval. Même si je ne tenais pas encore la grande forme, je pense avoir répondu à la commande. On notera, à la fin, mon échange avec Bertrand de Villiers, le président d'Alouette FM, présent dans la salle. Je l'avais interviewé pour la première fois le 11 mars 2002 au siège du GIE "Les Indépendants".

Au cours de cette causerie, j'ai beaucoup insisté sur la dispersion qui fut tout à la fois mon fardeau et mon exutoire, du début des années 1980 jusqu'à la fin des années 2010. Je ne le regrette en rien et je pense même qu'elle participe de ma "méthodologie", à supposer qu'il en ait une. 

Comme je l'ai dit au cours de mon intervention, j'essaie de mettre de l'ordre dans mes archives et je viens de retrouver, ce matin même, plusieurs documents datant du 10 décembre 2003, il y a donc très précisément dix-neuf ans. Ces événements restent gravés dans ma mémoire, de même que des dizaines d'autres, mais mes notes documentaires permettent d'en préciser les circonstances.

À côté de mes recherches sur l'histoire des radios libres, je travaillais également, comme je l'ai dit dans la causerie, sur d'autres choses: histoire du cinéma scientifique, des sciences, de la médecine, etc. Mais une autre recherche me prenait également beaucoup de temps: en binôme avec mon camarade André Gattolin, aujourd'hui sénateur, j'envisageais un ouvrage, que je n'ai malheureusement jamais écrit (mais il n'est jamais trop tard), sur les répertoires d'"actions directes non violentes" qui prévalaient alors dans ce qu'on nomme, par abus de langage, le "mouvement social". J'en ai observé et étudié de nombreuses entre 2003 et 2006, et parfois de bien plus spectaculaires que celle que je vais brièvement relater.

Le mercredi 10 décembre 2003, donc, une centaine d'activistes, sous l'égide d'AC!, de l'APEIS et de la CIP-IDF, sortent de la station de métro Saint-Augustin. Il doit être 17h30, la nuit est déjà tombée. Après quelques minutes à piétiner dans le froid, toutes et tous finissent par investir le siège de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie-restauration (UMIH), au deuxième étage d'un immeuble de la rue d'Anjou, pour protester contre l'instauration du Revenu minimum d'activité (RMA).

Très vite, une discussion un peu stérile s'instaure entre André Daguin (1935-2019), le charismatique président de l'UMIH, et des représentants du collectif d'occupation. Daguin est un grand gaillard trapu, ancien rugbyman, ancien chef cuisinier (on lui doit l'invention du "magret de canard"), la soixantaine, doté d'un bel accent du sud et d'un bagout remarquable.



André Daguin, hypnotiseur.
Photo: Thierry Lefebvre (à la manière Tendance Floue)


Pendant que cet éminent représentant du patronat déploie tous ses talents rhétoriques, des occupants rédigent à la hâte un communiqué qu'ils se proposent d'envoyer par fax à l'AFP. Deux policiers viennent aux nouvelles. L'UMIH n'envisage pas de porter plainte, et ne souhaite qu'une chose: que tout le monde s'en aille sans autre esclandre.

Finalement, le collectif redescend tranquillement l'escalier, raccompagné jusqu'à la porte de l'immeuble par un Daguin tout à fait cordial. On le voit très bien sur la photo ci-dessous. C'est le seul qui porte une cravate.



André Daguin raccompagne les occupants jusqu'au pied de l'immeuble.
Photo: Thierry Lefebvre.


Le groupe se divise en deux: les uns partent vers la station Madeleine, les autres, plus nombreux, se rendent à Saint-Augustin. Brusquement, des policiers, planqués dans une ruelle, se mettent à les courser. Les activistes prennent leurs jambes à leur cou. Grossière erreur. Quarante-deux d'entre eux se font "fixer" sur le trottoir. Les contrôles d'identité dureront plus d'une heure, dans un froid vif.



Des policiers coursent les activistes.
Photo: Thierry Lefebvre.


Bon. Que faut-il retenir de tout cela? Que ça n'a servi à rien ou à pas grand-chose. Mais également que je suis probablement un des seuls sur cette planète somnambule, à me souvenir très précisément de ce que je faisais le 10 décembre 2003... et du bar d'où je contemplais l'interminable "fixation", en discutant tranquillement avec Hervé et Elisa.

Au fond, seule compte la "création consciente de situations" (Debord, 1952). Tout le reste finit en compost.

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