jeudi 3 juin 2021

Le droit à la bouillie

Les "100 ans de la radio en France" et les "40 ans de radio libre" que nous célébrons cette semaine, donnent lieu à pas mal d'épanchements sur les réseaux sociaux: ils sont nombreux, anciens de la FM, à raconter leurs magnifiques émissions, produites tantôt sur NRJ (!), tantôt sur Radio Trifouilly-les-Oies. Autant j'ai le plus profond respect pour les vertus émancipatrices de ce média modeste, autant je m'insurge contre cette mythification inappropriée des contenus. 

Ayant pratiqué ce hobby pendant pas mal d'années, j'estime que la radio n'a pas à produire de "belles choses", avec un beau son et des invités forcément éloquents qui disent des choses supposément intéressantes. Sa fonction devrait être avant tout expérimentale, comme le postulait en son temps Radio Ici & Maintenant (c'était il y a plus de quarante ans;-). Dans mon idéal (que je partage avec moi-même), elle devrait reposer sur l'improvisation totale. Or, désormais, tout est écrit, oralisé, chronométré, standardisé.

Justement, je viens de relire dans la thèse de Sebastien Poulain (Les Radios alternatives: l'exemple de Radio Ici & Maintenant, 2015) un témoignage de Stéphane Leroy, qui fut mon collègue dans cette station en 1985-1986. Il donne le ton de ce que je pensais alors (et pense toujours à l'heure de la standardisation de la plupart des antennes).

"Tout ce qu'on voulait, c'était de l'impro totale et les grands délires. Thierry était un maître absolu dans le délire, capable d'inventer des trucs complètement surréalistes. Il faisait de l'improvisation à l'antenne, des trucs géniaux quoi. Je ne sais pas si il vous a raconté. On l'a vu faire des choses aussi absurdes et stupides que passer une après-midi entière à passer le même disque qu'était Les Bêtises de Sabine Paturel, la célèbre chanson énervante: “J'ai tout mangé le chocolat.” Vous connaissez la chanson des années 80, une chanson débile, la chanson la plus débile du monde? Il a passé une après-midi entière à passer cette chanson, d'abord en la passant une première fois, une deuxième fois, trois fois... Pour une chanson énervante, elle est bien énervante. Et ensuite, en la passant à l'envers, au ralenti. Et donc on était dans une espèce d'espace-temps qui se déformait progressivement avec un truc qui n'avait plus de sens, qui était cette chanson bête qui passait. Il a créé comme ça des espaces. Et là-dessus bien sûr, entre deux tranches comme ça, il y avait des interventions d'auditeurs qui parlaient de je-ne-sais-quoi, de poésie, de leurs problèmes personnels, de tout ça. Et puis aussitôt, ça repartait avec cette chanson qui devenait une bouillie. Des trucs comme ça. À l'époque, c'étaient des vinyles, donc il manipulait ça dans tous les sens: à l'envers, au ralenti, il accélérait. Il mettait un autre morceau, mettait un autre bruitage à côté. Il superposait les sons. Il faisait des créations de son. C'était vraiment en improvisation totale, free-jazz. Et ça pouvait durer des heures."

Je ne pense pas avoir enregistré ce délire parmi tant d'autres (d'ailleurs, les cassettes étaient bien trop courtes!). Mais "faire de la bouillie" qui "n'a plus de sens" reste, toujours de mon point de vue, la chose la plus désirable dans ce monde parfaitement absurde et prétentieux qui est le nôtre.



À Sabine Paturel, sans rancune j'espère !

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