mercredi 27 décembre 2023

Vérification faite

J'échangeais, il y a peu, avec Olivier Lascar, de Science & Avenir, sur un sujet qui n'avait rien à voir, quand, à un moment donné, je me suis mis à parler de Jean-Henri Fabre. Il en a résulté le petit article suivant: "Jean-Henri Fabre. Le bicentenaire d'un entomologiste de légende"

Je ne sais pas si j'ai vraiment formulé les propos qui me sont prêtés dans ce texte, mais cela n'a aucune importance. Il se dit tant de choses.

Par une curieuse coïncidence, je suis en train de lire Eaux profondes (1957) de Patricia Highsmith. À la fin du neuvième chapitre, Vic, le "héros" du roman, observe longuement la parade amoureuse de deux escargots. Highsmith écrit à ce propos: "Il se souvint d'une phrase qu'il avait lue dans un livre de Henri [sic] Fabre à propos d'escargots qui franchissaient les murs d'un jardin pour retrouver leurs compagnons [...]". C'est -petite remarque en passant- une scène-clef pour la compréhension du roman (en tout cas, de mon point de vue).

Comme à mon habitude, je suis allé vérifié l'assertion de Highsmith. Visiblement, Jean-Henri Fabre n'a jamais écrit ce genre de propos sur les escargots. 

Une version antérieure de la scène décrite par Highsmith se trouve dans une de ses nouvelles écrite en 1948, The Snail Watcher. Le héros s'y nomme cette fois Knoppert. Je cite Highsmith: " [...] il avait trouvé une phrase intéressante dans L'Origine des espèces de Darwin, au milieu d'une page consacrée aux gastéropodes. La phrase était en français, langue que M. Knoppert ne connaissait pas, mais au mot sensualité il se raidit comme un limier qui a flairé une piste. [...] C'était un exposé d'à peine une centaine de mots, qui disait que les escargots manifestaient dans leur accouplement une sensualité que l'on ne trouvait nulle part ailleurs dans le règne animal. C'était tout. Cela provenait des carnets de notes de Henri [sic] Fabre."

Je suis donc encore allé vérifier. Il n'est pas question d'accouplement d'escargots dans L'Origine des espèces. En revanche, dans The Descent of Man (La Filiation de l'Homme), ouvrage bien plus tardif, on trouve le passage en question. Je cite Darwin: "Agassiz remarks “Quiconque a eu l'occasion d'observer les amours des limaçons, ne saurait mettre en doute la séduction déployée dans les mouvements et les allures qui préparent et accomplissent le double embrassement de ces hermaphrodites.” [...] These animals appear also susceptible of some degree of permenant attachment: an accurate observer, Mr. Lonsdale, informs me that he placed a pair of landsnails (Helix pomatia), one of which was weakly, into a small and illprovided garden. After a short time the strong and healthy individual disappareared, and was traced by its track of slime over a wall into an adjoining wellstocked garden. Mr. Lonsdale concluded that it had deserted its sickly mate; but after an absence of twentyfour hours it returned, and apparently communicated the result of its successful exploration, for both then started along the same track and disappeared over the wall."

Ainsi, la phrase en français dont croyait se souvenir Highsmith (on notera au passage que le mot "sensualité" n'y figure pas!) était tirée d'un ouvrage du grand naturaliste suisse Jean Louis Agassiz. Et l'observation attribuée à Fabre provenait d'un certain Lonsdale, correspondant probablement anglais de Darwin.

C'est un peu comme si Jean-Henri Fabre incarnait à lui seul tous les éthologues de la Terre, en tout cas dans l'esprit de Highsmith.

Morale de cette histoire: tout est faux ou -à tout le moins- très très approximatif. Et on se demande bien pourquoi certains -comme moi- s'embêtent à vérifier toutes les falsifications qui leur passent sous les yeux. C'est un puits sans fond, à l'image de notre monde de faux-semblants. 

Mais en ces pénibles "fêtes" de fin d'année, un peu de gymnastique intellectuelle est toujours la bienvenue...

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