samedi 23 juin 2018

Une nuit dans l'œuvre d'Hervé Guibert

Hervé Guibert fut -je pense- celui qui parla le mieux du sida, crûment et sans détours. Ses autofictions parues au début des années 1990 (À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel, Cytomégalovirus) ont marqué toute une génération.
J'ai croisé à plusieurs reprises ce jeune homme au visage émacié, toujours coiffé d'un grand chapeau, qui me donnait l'impression de s'être échappé des vivants. Il se rendait dans mon hôpital où je lui remettais, en tant que responsable des essais cliniques et de la "réserve hospitalière", son "protocole compassionnel" (zidovudine et didanosine, dans mon souvenir). Nous échangions quelques mots, mais le personnage était en général peu loquace, le plus souvent plongé dans d'obscures pensées.

Tous ses biographes évoquent la terrible nuit du 12 au 13 décembre 1991 où, pour mettre fin au calvaire qu'il endurait depuis plusieurs semaines, Guibert tenta de se donner la mort. Cette nuit dramatique reste gravée dans ma mémoire.
Découvert par ses proches, l'écrivain avait été conduit aux urgences de mon hôpital. Toxicologue de garde cette nuit-là, il m'incombait d'identifier et de doser le ou les toxiques absorbés. Tandis que je centrifugeais les tubes de prélèvement sanguin qu'une infirmière m'avait confiés et que je programmais le TDX (dosage par immunopolarisation de fluorescence) dont j'étais à l'époque un routinier, je me remémorais les romans que j'avais lus et relus, et en particulier À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie où Guibert avait évoqué sans ambiguïté son futur suicide et même le médicament envisagé, qu'il s'était procuré à Rome à l'aide d'une ordonnance falsifiée (cf. le chapitre 87 du roman).
Tandis que l'automate exécutait son programme, les sensations les plus étranges se bousculaient en moi, car je me doutais du résultat bien avant sa restitution factuelle. Je n'ai probablement jamais autant réfléchi aux fragiles limites entre la réalité et la fiction que cette nuit-là.
L'automate donna le résultat attendu: un surdosage extravagant du produit incriminé. Les taux, que je contrôlais les jours suivants, ne décrurent que très lentement.
Hervé Guibert finit par décéder à l'hôpital le 27 décembre 1991...

samedi 16 juin 2018

Un peu de la mousse du temps

Que faisiez-vous le vendredi 27 juin 1986, à supposer que vous fussiez déjà né? Sans trace écrite (agenda personnel, journal intime, etc.) ou argentique, impossible de répondre à ce genre de question. Trente-deux ans se sont écoulés en effet depuis cette date et, comme l'écrivit je crois Lord Byron, "le temps n'est qu'un songe". Il en a en tout cas le caractère évanescent.

Je puis néanmoins documenter avec une certaine précision une partie de cette journée pourtant comme les autres. Ce matin-là, comme assez régulièrement depuis une poignée d'années, je m'étais rendu dans une station de radio. Celle-là occupait le sous-sol d'un immeuble de la place Igor-Stravinsky, à deux pas du Centre Georges-Pompidou et de l'Ircam. J'y animais une émission dont le thème m'échappe, peut-être une revue de presse.

J'étais assis dans le confortable fauteuil de la régie, face au studio proprement dit (pour l'heure inoccupé). Animateur et technicien tout à la fois (le nec plus ultra!), je disposais à portée de main de tout le matériel nécessaire: un micro recouvert d'une bonnette verte, une table de mixage, deux platines tourne-disque, un lecteur de minicassette, un magnétophone à bande, une petit orgue électronique, un poste télé et son magnétoscope, - autant d'entrées-son avec lesquelles j'aimais "jongler". Sans oublier le minitel...

Archives Ina.

Derrière moi, sur une série d'étagères, d'imposantes rangées de 33 tours tapissaient la pièce. Stéphane, aujourd'hui éditeur de son métier, y farfouillait, visiblement à la recherche d'illustrations sonores. Sans doute s'apprêtait-il à me relayer.

Quelques dizaines de secondes tirées d'un reportage télévisé restituent cette ambiance à la fois sereine et laborieuse.
Ce matin-là, Alain Valentini, un jeune journaliste reporter d'images d'Antenne 2 (aujourd'hui France 2), s'était rendu sur place pour réaliser un reportage. Diffusé le soir même dans le cadre du journal télévisé de 20h, ce petit document servit à meubler une actualité visiblement guère trépidante.

Un peu de la mousse du temps détaché des archives de l'Ina...

vendredi 15 juin 2018

Éric Duvivier (1928-2018)

J'apprends le décès d'Éric Duvivier. Avec lui, c'est assurément un des grands artisans du cinéma médical qui disparaît, mais également un amoureux du cinéma expérimental.

Sa carrière avait débuté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour s'achever dans le courant des années 1990, comme en écho au déclin concomitant de l'audiovisuel médical. Je le rencontrai pour la première fois il y a une dizaine d'années dans un café de la place Monge. Le Centre Georges Pompidou, en la personne de Philippe-Alain Michaud, m'avait en effet commandé une notice biographique à l'occasion de l'entrée de quelques-uns de ses films expérimentaux dans les collections du Musée national d'art moderne. Cet article de deux pages, écrit dans l'urgence de la commande, reste en partie valable (mais il y a des erreurs!) et souvent imité (voir la fiche Wikipedia par exemple).

Il y a dix ans...

Par la suite, je le rencontrais à de très nombreuses reprises à son domicile.

Beaucoup de choses ont été écrites depuis sur Éric Duvivier. Mais la plupart sont contestables et souvent opportunistes.
Depuis dix ans, ma recherche a été patiente. Je pense connaître aujourd'hui les tenants et aboutissants de son œuvre atypique, mais également le contexte qui l'a vue naître et s'épanouir. Je remercie tous ceux qui l'ont fréquenté, qui ont bien voulu répondre à mes nombreuses questions et me confier leurs archives. Certains sont malheureusement décédés depuis, mais l'urgence de l'écriture peut parfois s'avérer nuisible.

Mon projet éditorial va aboutir dans un très proche avenir, mais je m'interroge encore sur sa forme. La publication "scientifique", déjà rédigée, est-elle la plus adaptée? Il y a évidemment quelque chose de romanesque dans cette vie et cette aventure, qui dépasse le cadre étriqué du "bla-bla" des "spécialistes" (Éric Duvivier, tandis que je le raccompagnais au terme d'une journée d'étude mollassonne, avait employé cette formule tout à fait justifiée).

vendredi 8 juin 2018

Légende urbaine

Heure des bilans de mi-parcours avec les étudiants. J'aime bien ces discussions à bâtons rompus. Rien de plus intéressant que des jeunes gens qui se cherchent et nous renvoient notre propre image... à quelques décennies de distance.

Et soudain, cette question à brûle-pourpoint d'un étudiant particulièrement sympathique: "Est-il vrai que vous êtes monté sur le toit du Medef et qu'un hélicoptère est venu pour vous en déloger?"
Éclat de rire de ma part : qu'il est drôle de se retrouver le personnage - bien involontaire - d'une légende urbaine!

Eh bien oui, je suis monté sur le toit du Medef, mais bien sûr aucun hélicoptère n'est venu m'en déloger. Je ne suis pas Vin Diesel et j'ai horreur des hélicoptères et des avions, et de tout ce qui fait du bruit et pollue en général. Je suis redescendu de ce toit de mon plein gré, et de la façon la plus décontractée qui fût.

Cela se passait très précisément le vendredi 25 juin 2004 (de nombreuses coupures de presse en témoignent). Depuis quelques mois, je suivais, de manière sporadique et en fonction de mes disponibilités, le mouvement des intermittents, en vue d'en tirer de la documentation et la matière pour un ouvrage mémoriel (et non sociologique). Ce livre n'est jamais sorti (mais il sortira!). On peut en trouver quelques prémices dans Le Monde Initiatives d'octobre 2004, que j'avais supervisé avec André Gattolin et quelques autres.

Bref, informé par Pierre (un des intermittents les plus investis dans ce mouvement à l'époque), je suivis cette "action" à la fois très symbolique et totalement loufoque.

Image : Thierry Lefebvre.

Nous (une trentaine de personnes) montâmes par l'escalier de service d'un immeuble mitoyen du siège du Medef et, au prix de quelques acrobaties hasardeuses, nous nous retrouvâmes sur le toit du syndicat patronal, avec vue imprenable sur la tour Eiffel et tout Paris.

Image : Thierry Lefebvre.

J'y restai trois ou quatre heures, sous un soleil d'enfer, puis j'en redescendis par le même chemin, car d'autres travaux urgents m'attendaient. Les policiers qui cernaient le bâtiment furent d'une parfaite cordialité.


Images : Thierry Lefebvre.

La plupart des "occupants" restèrent en revanche quatre nuits et cinq jours sur le toit! Expérience hors du temps digne de Michel Siffre, qu'ils me racontèrent par la suite et qui relève - me semble-t-il - de la "construction des situations" théorisée par Guy Debord.
Durant le week-end puis à la fin du dernier jour d'"occupation", je me rendis au bas de l'immeuble, où se tenaient des rassemblements débonnaires avec fanfares et comédiens. J'y filmais entre autres Clémentine Autain (alors jeune adjointe au maire de Paris), André Chassaigne (député du Puy-de-Dôme) et beaucoup d'autres. Sans oublier Paul Benayoun, chargé de mission de Jean-Louis Borloo (alors ministre de l'Emploi), dont je ne pus qu'admirer le calme olympien au cours de négociations épiques par mégaphones interposés.

Je dispose sur cet artéfact (et beaucoup d'autres) d'une énorme documentation et surtout de souvenirs inexpugnables. Avis aux éditeurs!

Mais je puis l'assurer : aucun hélicoptère ne survola ce jour-là (ni les autres jours) le toit du Medef!

mercredi 6 juin 2018

Alytes : Alain Dubois et la radio

Des champs à perte de vue. Parfois, un chevreuil effarouché s'éloigne en bondissant. Dans le ciel, une buse tourne patiemment. Et parfois, au détour d'une chemin, une croix de limite miraculeusement préservée apparaît au milieu d'arbres ancestraux et protecteurs.

Photo : Thierry Lefebvre.

J'apprécie ces longues escapades dans la nature. Paul Gadenne en évoquait de semblables au début de son premier roman, Siloé, que je suis en train de lire: "Ils circulaient ainsi pendant des heures, parfois toute la journée, en suivant des itinéraires imprévus [...]."
Il y a également la forêt, le chant des oiseaux, les petits mulots qui trottent, les scarabées nonchalants... Tout cela à une trentaine de kilomètres de Paris!
Soudain, une route départementale sectionne la forêt: un petit crapaud tente bien imprudemment de traverser le cortège des véhicules grégaires. J'interromps la circulation et aide le petit animal à rejoindre un fourré. Sauvé, mais pour combien de temps?

Ce petit crapaud fait partie de la familles des Alytidae. Je n'y connais pas grand-chose, mais j'ai eu récemment le plaisir d'écrire dans Alytes, la revue de l'International Society for the Study and Conservation of Amphibians dont le siège se trouve au département de systématique et d'évolution du Muséum national d'histoire naturelle. La secrétaire générale de la société, Annemarie Ohler, a eu en effet l'heureuse idée de consacrer le tout dernier numéro à la carrière de l'herpétologiste Alain Dubois, ancien directeur du laboratoire reptiles-amphibiens du MNHN et fondateur de cette revue spécialisée.


Alytes est née en 1982 et j'ai connu Alain Dubois deux ans plus tard. Nous animions à l'époque les soirées du samedi d'une radio locale parisienne disparue, Fréquence Libre. Que d'échanges au micro entre nous et les auditeurs! Nous en gardons tous deux un excellent souvenir.


Alain avait créé une sorte de double radiophonique, le professeur Saturnin Pojarski, dont il narra imperturbablement les aventures et la quête éperdue du "chaînon manquant" sur plusieurs stations: Carbone 14, Gilda, Fréquence Libre et Radio Libertaire (où je le remplaçais parfois dans les années 1990). Que de bons moments évoqués dans Carbone 14, légende et histoire d'une radio pas comme les autres, ou dans telle livraison des Cahiers d'histoire de la radiodiffusion.

Les informations sur ce numéro hommage (vol. 36, issue 1-4, 2018) d'Alytes sont disponibles ICI. Quant à l'article en question, il se trouve .